La prospérité de Ramallah, capitale de facto de la Palestine, ne doit pas tromper. Les Palestiniens critiquent la stratégie de leur «raïs».
Ramallah, Naplouse
De notre envoyé spécial
Le temps est incertain en Palestine. Un jour ensoleillé, deux jours frisquets, avec pluie fine intermittente. Dans les cœurs, la grisaille l’emporte sans conteste. Vingt-deux ans après les accords d’Oslo qui devaient porter dans les cinq ans un État palestinien sur les fonts baptismaux, la Palestine est certes reconnue par plus de 130 pays dans le monde mais, sur le terrain, l’Autorité palestinienne (AP) ne contrôle que quelques lambeaux de terre épars, alors qu’Israël occupe et colonise toujours plus.
La stratégie de Mahmoud Abbas, président de l’AP, a-t-elle échoué ? Il avait décrété en 2005 la fin de la lutte armée, instaurant au contraire une collaboration sécuritaire serrée avec l’occupant, couplée à des négociations… sans fin et d’ailleurs gelées depuis longtemps. A vrai dire, les Palestiniens exhibent clairement leur aigreur, fruit de frustrations accumulées.
Pourtant, Ramallah – capitale de facto d’une Palestine privée de Jérusalem fermée à double tour par l’occupant – croît presque à vue d’œil. La construction bat son plein. Mais les prix forts, dans l’immobilier, découragent beaucoup d’amateurs. «Cette ville est comme une bulle économique dont l’image scintillante peut tromper, estime Yacine, un quadragénaire actif dans une ONG internationale. Le reste de la Palestine, délabré, ne lui ressemble pas.»
Nombre de Palestiniens de Jérusalem-Est se sont installés à Ramallah. On les repère sans peine à leurs plaques d’immatriculation israéliennes, donc jaunes. Ils gardent un pied-à-terre dans la Ville sainte, histoire de conserver leurs privilèges de résidents, comme la liberté d’aller et venir où ils veulent, mais ils travaillent et habitent en Cisjordanie. A Jérusalem, les Palestiniens n’obtiennent pas de permis de bâtir. Les services publics dans les quartiers arabes sont d’un piètre niveau. Comme si Israël souhaitait les voir partir.
«Ne vous fiez pas à l’apparente prospérité de Ramallah, insiste, Yacine, Abbas est de plus en plus critiqué, sauf pour l’adhésion de la Palestine à la Cour pénale internationale, qui soulève beaucoup d’espoir. Sinon, la crédibilité de l’Autorité palestinienne souffre : on voit les colonies israéliennes fleurir sur les collines, on assiste avec répulsion à la collaboration entre la police et l’armée israélienne, à ces arrestations d’activistes du Hamas, aux incursions de l’armée d’occupation en zone A, les villes palestiniennes où elle n’a théoriquement pas le droit de venir. Les camps de réfugiés bougent. C’est très dangereux pour l’AP.»
A Balata, ce sombre diagnostic prend son sens. Le plus grand camp de réfugiés de Cisjordanie, à l’entrée de Naplouse, a connu des journées orageuses en mars. La police palestinienne a arrêté une dizaine de jeunes activistes, souvent pourtant proches du Fatah d’Abbas. Des contestataires. Certains avaient des armes. Ils auraient été torturés.
«Ce genre d’incidents montre que le président est obligé de régner par la force, résume Maher, 50 ans, fonctionnaire de la santé du camp qui a passé 11 ans dans les geôles israéliennes. Abbas est un «loser», un faible par rapport à l’occupant. Rien à voir avec Yasser Arafat qui était proche des gens: quand ils ne mangeaient pas, lui non plus ne mangeait pas. Lui savait qu’il n’y aura pas de paix sans le droit au retour.»
Le droit au retour! Dans les camps de réfugiés, l’expression reste le cri de ralliement. Depuis 1948. Ibrahim, 70 ans, nous le confirme. Dans son costume-cravate impeccable, cet ex-instituteur parle avec ferveur de la maison de ses parents dont ils furent chassés. «C’est juste à côté de l’aéroport Ben Gurion! Nous avions 50 dunums (5 hectares). Depuis 1955, la maison est habitée par des Juifs irakiens. La paix est-elle possible? Je vous réponds: oui, si je retrouve mes droits, si on me rend ma maison!» Ibrahim croit aussi qu’Abbas n’y arrivera pas. « Il est impuissant, ne peut rien décider. Il dit d’ailleurs lui-même souvent qu’un soldat israélien de 18 ans peut l’empêcher de quitter Ramallah si l’envie lui prend!»
Dans le camp de réfugiés d’Amari, au sein même de Ramallah, les habitants ont montré leur rancœur à leur façon. En mars, le fils d’Abbas, Tarek, voulait se faire élire président du centre sportif local. Les jeunes, chômeurs pour la plupart, n’en ont pas voulu, lui préférant un ancien du camp. Ils défilèrent ensuite en criant leur joie d’avoir éjecté le fils du «raïs».
A tort ou à raison, la population assimile souvent l’AP à la corruption. En atteste un récent sondage du Palestinian Center for Policy and Survey – qui travaille en collaboration avec la Konrad Adenauer Stiftung: celui-ci indiquait ainsi que 79,6% des sondés en Cisjordanie pensaient que la corruption régnait au sein des institutions palestiniennes. Dans le même sondage, 52,5% des répondants se disaient mécontents d’Abbas, contre 43% de satisfaits…
BAUDOUIN LOOS
La réconciliation se fait attendre
Le ressentiment des Palestiniens concerne certes l’occupant israélien, tout le monde le dira. Mais il s’adresse aussi au déchirement entre les deux grandes factions politiques, le Fatah du président Abbas, en place à Ramallah et en Cisjordanie, et le Hamas islamiste qui domine dans la bande de Gaza. Depuis le 5 juin 2014, il existe pourtant un «gouvernement d’unité nationale» cautionné par les deux mouvements qui ont désigné dix-huit technocrates comme ministres. Mais le «schisme» interpalestinien demeure. Et, depuis 2006, il n’y a plus eu d’élections; le mandat d’Abbas s’est éteint en 2009 mais il reste toujours en place malgré ses 80 ans.
«Nous faisons des efforts de réconciliation mais le Hamas n’en démord pas, explique Nazmi Muhanna, directeur général de l’administration de frontières, lui-même cacique du Fatah. Que croient-ils? Il n’est pas possible que l’un – nous – paie et que l’autre – le Hamas – règne!»
Le propos concerne les négociations entre les deux factions qui achoppent à propos des salaires des fonctionnaires du Hamas. Quand les islamistes prirent le pouvoir à Gaza en 2007, l’Autorité palestinienne avait exigé de ses fonctionnaires gazaouis qu’ils restent chez eux (tout en continuant à les payer… à ne rien faire); le Hamas avait alors nommé ses propres fonctionnaires pour les remplacer. Dans le cadre de la réconciliation, le Hamas, à sec, veut que l’AP paie désormais aussi ses fonctionnaires.
«Cette question des employés du Hamas est notre premier souci», confirme à Ramallah, le ministre de la Justice du gouvernement d’unité nationale. Salim Saqqa, avocat à Gaza, fait partie des technocrates agréés par les deux mouvements rivaux. C’est la première fois qu’Israël le laisse sortir de Gaza. Il se dit indépendant, mais défend la position du Hamas. «La réconciliation passe par la résolution du problème des salaires à Gaza, explique-t-il. Après, on pourra trouver une solution à la question des postes frontières.» Qui est un autre dossier capital: tant que l’AP reste absente des frontières de Gaza, Israël et l’Egypte, qui considèrent le Hamas comme une organisation terroriste, continueront à étrangler le petit territoire.
Pour Salim Saqqa, la communauté internationale porte une responsabilité dans la situation à Gaza décrite comme «catastrophique». «Pourquoi le monde a-t-il refusé de reconnaître le résultat des élections palestiniennes de 2006? grince-t-il. Le Hamas avait gagné et il fait partie intégrante de notre société. En acceptant le résultat de ce scrutin démocratique, la communauté internationale aurait poussé le Hamas vers la modération!»
B. L.
Betar Illit vole le soleil de Wadi Fukin
«Betar illit est comme un ballon qui ne cesse de se dilater. Au détriment de Wadi Fukin.» L’homme qui nous parle habite le village de Wadi Fukin depuis toujours. C’est-à-dire depuis sa naissance en 1951. Le village de Mohammed Ibrahim, à l’ouest de Bethléem, connaît un destin peu banal : les premiers colons israéliens sont arrivés vers 1990, ils ont créé Betar Illit, une ville pour ultra-orthodoxes. Ils sont désormais presque 50.000 à y habiter, contre un gros millier, peut-être, à Wadi Fukin, qui peine à respirer.
Mais les tourments du village qui longe la «ligne verte» (ligne du cessez-le-feu entre Israël et la Jordanie entre 1948 et 1967) ne datent pas d’hier. Avec une rareté: il s’agit de la seule agglomération palestinienne vidée de ses habitants qui a fini par pouvoir renaître.
«Israéliens et Jordaniens s’étaient disputés sur le tracé du cessez-le-feu, raconte Naïm Atieh, un «haj» (vieux) dans le village. Les Israéliens ont expulsé les habitants en 1955 qui ont dû se réfugier dans un camp à Bethléem ou dans des villages avoisinants. Mais ils ont continué à venir cultiver leurs terres souvent la nuit, malgré les vigiles israéliens qui n’hésitaient pas à tirer à vue depuis la colline à l’ouest. Pourtant, cinq ans après la conquête de la Cisjordanie par Israël, soit en 1972, l’occupant nous a autorisés à revenir chez nous, l’obstination avait payé!»
Un cas unique dans les annales. «Nous avons reconstruit nos maisons qui avaient été détruites, se souvient Naïm Atieh avec émotion. Tout le monde s’y est mis: on a commencé par une maison puis on est passé à la suivante et ainsi de suite. Mais on a d’abord dû ouvrir une route nous-mêmes, il n’y en avait plus!»
Le bonheur retrouvé n’allait pas durer beaucoup plus de quinze ans. Les colons de Betar Illit ont en effet commencé à affluer. «Ils confisquent nos terres, viennent nager dans nos bassins d’irrigation, abattent nos oliviers, déversent parfois leurs eaux usées dans la vallée, mais qu’allons-nous devenir?», se demande Mohammed Ibrahim, un agriculteur d’une cinquantaine d’années. Il ne se retourne pas. Dans son dos, l’ombre de Betar Illit vole le soleil de Wadi Fukin.
B. L.
Rawabi, la ville neuve et symbolique
La ville se dresse sur la colline: voici Rawabi, la nouvelle ville palestinienne. Fruit d’une initiative privée – un homme d’affaires de Naplouse, Bachar al-Masri, qui s’est associé à un fonds qatari –, Rawabi n’est pas encore habitée, mais les tout premiers propriétaires et locataires devraient s’installer dès mai et juin. Pardi, l’eau courante, qui faisait défaut, est enfin arrivée!
«Il nous a fallu quatre ans de négociations avec Israël, commente la jeune Hadeel Qasem, guide au centre de vente, pour que nous puissions disposer de l’eau, notre eau, l’eau de Palestine! Et nous n’avons pas le choix, nous devons traiter avec Mekorot, la compagnie israélienne responsable de l’eau de ville.»
Quatre mille ouvriers ont bâti et continuent à bâtir Rawabi. A terme, la ville nouvelle pourra accueillir 40.000 résidents. Avec tout le confort imaginable: écoles, centre sportif, amphithéâtre de plein air à la romaine, piétonnier, magasins, hôtels, restaurants, cinémas, centre médical, église et… la plus grande mosquée de Cisjordanie.
«Il n’y aura pas maisons, juste des appartements, explique encore Hadeel Qasem. Des biens entre 90 et 350 m². Pour des prix défiant toute concurrence et sûrement celle de Ramallah, à 20 km au sud d’ici, où l’immobilier cote à 30 % au-dessus de nos prix.»
Située à un jet de pierre de l’Université de Birzeit, Rawabi constitue tout simplement le plus grand projet privé jamais entrepris en Palestine, avec un budget de plus d’un milliard d’euros. Mais, comme toute agglomération palestinienne en Cisjordanie occupée, Rawabi, petit îlot en zone A sous contrôle palestinien, devra composer avec certains voisins peu appréciés: les colonies israéliennes des environs.
B. L.
Série d’articles parus dans Le Soir du lundi 20 avril 2015.